CHAPITRE II
IL N’Y A PAS QUE LES SHÉRIFS QUI ONT UNE ÉTOILE
Le portier du Connor bigle ma valoche de fîbrane comme si c’était l’étal d’un marchand de lacets. Lui aussi me renouche illico et se met à me parler dans un français qu’il a dû apprendre dans un lexique javanais.
Il est sentencieux, sévère.
— Une chambre ! dis-je.
Il me conduit à la réception et je m’explique. Deux minutes plus tard, je prends possession d’une crèche qui est un véritable bijou : cosy, bar à liqueurs, salle de bains, etc.
Je déballe mes fringues, puis je me dessape et je prends une douche glacée. Ensuite, j’inventorie la cave à liqueurs, mais tous les flacons sont factices. Comme je n’aime pas ces plaisanteries, je sonne le garçon d’étage et, lui collant dans les pognes une bouteille de whisky bidon, je lui dis de m’amener dare-dare le modèle vivant !
Il s’exécute.
Je n’arrive pas à retrouver mon équilibre ; pourtant, j’aurais pu venir dans ce pays à l’époque de la prohibition, ç’aurait été moins marrant !
Vautré sur le plume, en peignoir de bain, un verre de rye à portée de la patte, je me mets à compulser le dossier des taxi-girls bousillées.
Comme vient de me le dire Grane, elles ont toutes les sept été tuées de la façon la plus discrète qui soit. Comme disait un pote à moi : « Si c’était pas de leur cadavre, on s’en serait même pas aperçu. »
Deux sont mortes dans la rue, d’un coup de couteau ajusté en plein cœur, trois ont fini leurs jours dans leur piaule avec une praline dans la calbombe, une est clamsée dans un taxiphone, étranglée, et une a été trouvée la gueule dans sa baignoire. Toutes les sept avaient dans une main le fameux morceau de papier.
J’examine les photos ; elles sont très variées. Les adresses n’offrent aucune similitude non plus.
Perplexe, je me gratte l’occiput. Il en a de bonnes, le boss, de me déléguer dans ce bouzin alors que je ne parle ni n’entrave le ricain. Je vais avoir bonne mine, moi ! Pas moyen de poser des questions. Et un guide à la paluche pour me diriger ! Ah ! il est mimi, l’enquêteur.
Sur ces réflexions pessimistes, le bignou grésille. Je décroche. Un zig me susurre que miss Cecilia est laga.
— Faites monter ! Come on ! je meugle.
Je n’ai que le temps de passer mon bénard, la souris est devant moi, gentiment coiffée d’une toque en peau de léopard et portant une veste de lainage vert agrémentée d’un col en léopard aussi. Resplendissante ! Vous la verriez dans une vitrine, vous entreriez pour demander le prix ! Et vous seriez capable de payer avec un chèque sans provision afin de pouvoir l’emporter tout de suite !
— Hello ! lance-t-elle joyeusement.
J’ai le torse nu, mais ça n’a pas l’air de la choquer le moins du monde !
Je réponds :
— Hello !
Ici, c’est une bonne habitude à prendre.
Elle lance un regard en biais au dossier étalé sur le cosy.
— Déjà dans l’affaire ?…
— Jusqu’à la ceinture ! fais-je. A franchement parler, ça m’a l’air duraille.
— Vous n’avez pas confiance en vous ? demande-t-elle.
Je ris de cette innocente provocation.
— Mettez-vous à ma place, si vous vous en ressentez, miss. Je ne connais pas votre langue, encore moins votre ville et pas du tout vos mœurs. A part ça, on me demande de trouver un criminel que vos flics à vous – réputés comme étant fortiches, cependant – n’ont pu dégauchir. Ça ressemble plus à un numéro de cirque qu’à une enquête. Vous ne trouvez pas ?
Elle devient grave.
— Oui, fait-elle, a priori, ça paraît très difficult.
— … cile ! Difficile !
— Oh ! thanks !
Elle sort une cigarette de sa poche. Je m’empresse pour lui donner du feu et elle me souffle une bouffée bleutée au nez.
— Pourtant, Grane a raison : vous, vous connaissez les réactions d’un criminel français.
Je hausse les épaules.
— Sur cette planète, mon petit, il y a les criminels et les honnêtes gens… plus les flics qui font la liaison. Je ne crois pas aux criminels français ou américains.
— Cependant, au point de vue psychologique…
— Oui… Eh bien ! nous verrons.
Je passe une chemise, je noue une cravate.
— On y va, dis-je en cueillant ma veste sur un dossier de chaise.
Nous commençons par casser une bonne graine dans un restaurant français. Il faut doser le dépaysement, vous pigez ?
Cecilia est une fille extrêmement lucide et cultivée. Elle voit loin et juste. On devient une paire de potes !
Bien entendu, il n’est question que de l’affaire.
— Vous avez parlé de psychologie, fais-je, commençons par le commencement : pourquoi le meurtrier tue-t-il ? Ça n’est pas un sadique. D’après les rapports, il n’a violé aucune de ses victimes. Celles qu’on a trouvées mortes à leur domicile n’avaient pas fait l’amour. Donc, pas de folie érotique. Il a tué par des méthodes différentes, ce qui ne correspond pas à la conduite d’un obsédé du meurtre.
« Le seul trait plaidant en faveur de la folie, c’est ce billet.
« Prenons l’autre face du problème : il n’a rien volé, jamais… »
Cecilia m’interrompt :
— Vous avez oublié un autre détail : il s’attaque toujours aux mêmes filles… des taxi-girls !
— Oui… Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’on ne soit pas parvenu à le repérer. Par recoupements, on aurait dû y parvenir, en interrogeant les compagnes des victimes. Ces dernières ont fatalement dansé avec leur assassin dans la soirée précédant leur mort. Il suffit que deux des mortes aient dansé avec le même homme pour que naisse un signalement.
— Je sais, dit Cecilia, c’est ce qu’il y a de plus étrange dans notre cas. On a interrogé toutes les taxi-girls de Chicago, cela n’a rien donné. Le jour de leur mort, leurs malheureuses camarades n’ont rien fait de singulier, elles n’ont pas eu de clients louches ou français.
— Merci pour l’association.
Elle pose sa main allongée sur mon bras.
— Vous comprenez ce que je veux dire…
Je lui chope les doigts.
— Ben ! voyons…
Il y a une minute de silence, comme lors d’une manifestation militaire.
— Vous n’êtes pas pressée, Cecilia ?
— Non… Je suis à votre disposition.
— Hum, le terme est trop vague. Il fait galoper mon imagination.
Elle sourit.
— Vous êtes toute la France, murmure-t-elle.
Toujours cet amour du sous-entendu.
— Allons danser dans une des boîtes où…
Je m’arrête, saisi d’une idée.
— Nom d’un petit bonhomme en chocolat !
— Qu’avez-vous ?
— Si je me reporte au compte rendu que m’a donné Grane, les filles assassinées appartenaient toutes à des maisons différentes ?
— Oui. Et alors ?
— Comment, et alors ? Vous n’entravez pas ? Sur les sept, il n’y en avait pas deux qui travaillaient dans la même boîte ! Ça signifie que le Français change de crèche chaque fois. Si, jusqu’à présent, il n’est jamais retourné une seule fois sur le terrain de ses exploits, ça veut dire qu’il va continuer à… à « prospecter » les autres boîtes. Voyons, il y a beaucoup de maisons de danse, dans cette ville ?
— Une bonne cinquantaine.
Le chiffre me fait faire la grimace.
— Sept ôté de cinquante, reste quarante-trois, fais-je. Hum ! il a du pain sur la planche, le camarade.
Nous restons un moment sans piper mot, enveloppés par la fumée bleue de nos sèches.
— Vous commenciez à faire une proposition ? dit-elle.
— Oui, j’aimerais que nous allions danser dans une boîte. Une boîte vierge de victime, de préférence. J’imagine mal ces sortes d’endroits.
— Facile, murmure-t-elle.
Elle demande la note à la barmaid.
— Sans blague ! fais-je. Les femmes casquent, dans votre pays ?
— Tout se passe en camarades !
Je lui rafle l’addition.
— Faisons ça à la française, ma petite amie… C’est l’homme qui douille, mais les relations sont tendres.
Elle rosit, ce qui lui va bien.
Nous sortons.
Il fait nuit, mais, à Chicago, l’obscurité est inconnue.
Si vous voyiez, ça, les mecs ! Un flamboiement !
Cent mille enseignes gigantesques et multicolores embrasent le ciel. Une vraie féerie. Un volcan de lumière éblouissante ! Un volcan en éruption.
Nous grimpons dans un taxi et Cecilia jette l’adresse au chauffeur.
Dix minutes plus tard, nous franchissons le seuil d’une boîte où se dépense un orchestre noir. Une foule épaisse se trémousse en cadence au rythme d’une batterie du tonnerre.
La salle est immense. Au fond, se tient un bar où des barmen en veste rouge débitent du coca comme s’il en pleuvait. A l’autre extrémité, la scène de l’orchestre. Des lumières aux éclairages variables, des bancs le long des murs. Et cette populace morne qui se secoue les tripes sans paraître y prendre le moindre plaisir.
— Vous dansez ? demande Cecilia.
— Oui, mais mal.
— Voulez-vous que nous essayions ?
— Vous allez me prendre pour un gros sac.
— Mais non ! J’adore qu’on me marche sur les pieds.
— Alors, avec ma pomme, vous serez servie.
Justement, l’orchestre y va d’un slow. Le slow, c’est comme qui dirait la question de repêchage des médiocres de la danse dont je fais partie.
— Vous ne vous défendez pas trop mal, assure Cecilia sans se marrer.
— Merci.
Tout en la serrant contre moi, j’examine les alentours. Il y a des filles assises sur les banquettes, d’autres qui dansent, d’autres qui lichetrognent au bar.
On sent les professionnelles. Ce sont des souris toutes pareilles qui, un beau soir… ou, plutôt, un vilain pour elles…
Et peut-être la prochaine victime du… Français est-elle là, ne se doutant de rien.
A quoi pensent-elles, ces greluses ?
A rien, sans doute.
— Le dernier meurtre remonte à quand ? je demande.
Cecilia fronce le sourcil.
— Attendez. A samedi dernier. Cela fait…
Je compte plus vite qu’elle.
— Cela fait cinq jours. Dites, il ne va pas tarder à réitérer, le gnace, ou alors il va perdre sa cadence. Non ?…
— En effet.
— On tient un recensement des taxi-girls, ici ?
— Pensez-vous ! Toutes ne sont pas déclarées. Il doit y en avoir plus d’un millier.
— Charmant !…
Je répète :
— Sept ôté de mille…
— Oui, il en reste pas mal à tuer.
Je me frotte un instant encore contre le ventre admirablement plat de Cecilia. Si ça continue, elle va me filer des idées, cette môme ! Or, je ne suis pas ici pour jouer à la bête à deux dos.
— Je vais vous raccompagner à votre domicile, fais-je. M’est avis qu’il vaut mieux que je sois seul cette nuit. J’ai mon petit plan.
— Déjà ?
— Oui…
— Dommage que vous n’ayez pas un rôle pour moi dans le scénario…
Mais elle est de bonne composition.
— Je suppose que vous aimeriez la liste des boîtes comme celle-ci ? Je vous l’ai préparée.
Elle la sort de son sac.
— Vous pensez à tout !
— Inutile de me raccompagner, vous avez du travail. Et puis, vous verrez qu’ici on ne pratique pas tellement la galanterie.
— O.K. ! je joue les mufles, je vous laisse filer. Vous avez un bout de téléphone afin que je puisse vous raconter mes rêves, s’ils vous concernent ?
Elle griffonne son adresse et son numéro de bignou au bas de la liste.
— Parfait ! Merci.
Je la regarde sortir de l’établissement. Elle a des hanches aux pommes, cette souris ! Faudra tout de même que je m’en occupe un de ces quatre.
Je me dirige vers la caisse que j’ai repérée et je demande des tickets. Deux dollars les six, faut pas s’en priver.
Avec ça, on a droit à tenir une pépée dans ses mancherons pendant six danses. Les sensations sont tarifées. Je fais le tour de la terrasse et je me décide pour une belle brune du genre Dorothy Lamour. Elle a des yeux de chat siamois dont l’ovale est scientifiquement accentué au crayon.
Je lui tends un ticketon. Elle le file dans sa poche de tailleur et se lève.
— I prefer a drink ! fais-je.
Elle aussi. Elle me sourit avec un petit air satisfait et se dirige vers le bar.
Je la suis. Nous nous hissons sur deux tabourets jumeaux.
— Zombie ! lance-t-elle.
— Two ! ajouté-je.
Pas mécontent, le bonhomme, de pouvoir manier ce qui reste ici de la noble langue de Shakespeare.
Le barman colle deux pailles le long de deux verres givrés et les lance dans notre direction à travers le comptoir.
Vous parlez d’une adresse ! Les glass stoppent pile devant nous ! La môme s’enfonce le brin de paille dans le bec et se met à suçoter comme le ferait une gamine.
Je la regarde de biais. Elle est chouettement fabriquée, avec un gentil rembourrage naturel, mes agneaux.
Elle vide d’une seule lampée la moitié de son verre. Puis elle se tourne vers moi.
Elle me pose une question que je ne comprends pas.
— I am not American, fais-je piteusement.
Ma nationalité n’étant pas une recommandation, je lui dis que je suis suisse.
Elle a un petit geste approbateur. Elle rit et murmure :
— Jé souis va in Suisse une fois.
Son parler petit nègre m’amuse.
On se met à bavarder autant que nous le permettent nos vocabulaires restreints.
Mais la danse finit et elle se lève.
— Hé ! une seconde ! fais-je en lui tendant un second ticket.
Elle se dit qu’elle a trouvé le bon pigeon. Elle préfère bavarder en sirotant un verre plutôt que de remuer le prose contre des gars qu’elle ne connaît pas.
Au bout de six tickets, on est presque copains. Je l’ai fait marrer, ce qui est la première chose à faire lorsqu’on veut conquérir une femme, quelle que soit sa nationalité.
— On se voit, tout à l’heure ?
Bien sûr, elle ne pige pas illico. Je me souviens alors que j’ai un petit dictionnaire franco-anglais dans ma poche. Grâce à lui, je lui pose un rambour.
Elle l’accepte de bonne grâce. Elle finit son tapin à deux plombes du mat’, c’est-à-dire dans trois heures.
Moi, ça me laisse du temps.
— A deux heures, je serai devant la boîte, promets-je.
Et je sors.
J’ai le bocal gros comme une citrouille. Cette atmosphère irrespirable me chavire.
Un petit vent aigre balaye la strasse. Je respire profondément, histoire de purger mes poumons. Tout de même, ça ne vaut pas l’air de Paname !
Un taxi rôdaille par là. Je lui fais signe. Je sors ma liste et je lui donne l’adresse qui figure en haut.
Le mec se met à rouscailler comme une vache. Je comprends pourquoi immédiatement ; l’adresse que je lui donne est à deux cents mètres à peine. Pour lui obstruer le bec, je lui allonge un dollar et j’entre dans la nouvelle turne.
Celle-ci s’appelle : Cyro’s.
C’est du kif. Même ambiance, mêmes gens.
Je prends un seul ticket et j’inspecte le local. Entre nous et la place des Ternes, je ne vois guère ce qu’il peut y avoir à repérer ici. Des gens qui dansent, mornes et vides comme des sifflets ! Vrai, c’est d’un lugubre !…
Je vais au bar et je demande au barman s’il a du champagne. Il me répond oui. Et il s’annonce avec une bouteille dont l’étiquette est écrite en anglais, ce qui ne manque pas d’humour.
C’est de la pisse d’âne de dernière qualité. Il devait avoir du diabète, le bourricot. C’est fade, sucré, triste et pâteux.
Je repousse mon verre. Je paie.
A ce moment-là, il y a un grand diable à la mâchoire proéminente comme un tiroir de caisse enregistreuse qui me frappe sur l’épaule.
— Vous êtes français ? me demande-t-il.
— Oui. Pas vous ? dis-je, car il a un accent à couper au sécateur.
— Suivez-moi ! ordonne-t-il.
Et il ajoute :
— Police.
D’un geste qui ne manque pas d’élégance, il glisse sa main par l’ouverture de ma veste et palpe ma seringue.
— Hé ! doucement ! fais-je, comprenant la méprise. Moi aussi, je fais partie de la police. Je lui montre mes papiers.
— Téléphonez à Nord 54-54, les services de Grane vous confirmeront mes dires.
Son visage en forme de coupe-papier s’élargit un instant pour sourire.
— I’m sorry, murmure-t-il. Navré, commissaire, mais je suis de faction ici pour l’histoire. On a déjà tué des filles de la maison.
Je fais claquer mes doigts.
Cecilia a marqué toutes les boîtes sur sa liste, y compris celles où le meurtrier s’est manifesté. Je me souviens en effet avoir lu le mot Cyro’s sur les rapports.
— Comment est morte la fille d’ici ?
— Dans la cabine téléphonique du hall.
— Très curieux… Etranglée, n’est-ce pas ?
— Oui.
— J’aimerais jeter un coup d’œil.
— Facile. Arrivez !
Je l’accompagne jusqu’à l’entrée. Là, le hall forme comme une équerre.
Il y a une seconde partie se terminant en cul-de-sac. Au fond de ce cul-de-sac se trouvent deux cabines téléphoniques. Entre l’entrée et les cabines, le vestiaire, puis les toilettes.
En somme, le gars était peinard pour étrangler la gonzesse, car les cabines sont en partie masquées par le vestiaire.
— Personne n’a vu la fille se diriger vers le téléphone ?
— La préposée du vestiaire. Mais elle ne sait pas si les gens qui passent devant elle se rendent au téléphone ou aux toilettes.
— Evidemment !
Je vois un écriteau sur la porte des toilettes : ladies.
— Les toilettes réservées aux hommes ne sont pas ici ?
— Non, dans l’autre partie du hall.
— Et la fille du vestiaire n’a pas remarqué d’homme de ce côté ? Cela doit pourtant attirer son attention. Peu de mâles doivent croiser dans le secteur réservé aux femmes.
— Elle n’a pas vu d’homme.
— Vous ne trouvez pas cela étrange ?
— Tout est étrange, dans cette histoire.
Je le regarde.
— En somme, en quoi consiste votre job, ici ?
— Les chefs ont décidé de poster un inspecteur parlant le français dans toutes les boîtes.
— Bonne précaution, ricané-je.
Je vais jusqu’aux cabines.
— Dans laquelle ?
— Droite…
La plus en retrait, bien entendu.
— Comment fonctionne le téléphone, ici ?
— On introduit des nickels dans la fente. La standardiste vous donne votre communication.
— La fille avait demandé un numéro ?
— Non. On a retrouvé son nickel par terre. Elle n’a pas eu le temps. Le type lui a sauté dessus.
— C’était risqué, dites…
— Très.
Je murmure pour moi tout seul :
— Il fallait que le gars soit drôlement pressé pour prendre un risque pareil. On l’a retrouvée à quelle heure, la souris ?
— Le lendemain matin. C’est le Noir qui fait le nettoiement.
— La mort remontait à quelle heure ?
— Une heure du matin.
— Et, entre une heure du matin et la fermeture, personne n’a téléphoné ?
Il me regarde, perplexe.
— Certainement pas, fait-il.
— Certainement pas, ou non ? Il y a un distinguo entre les deux.
— Si quelqu’un avait téléphoné, il aurait découvert le cadavre et donné l’alerte.
— La standardiste doit tenir une comptabilité des appels ; c’est du moins ainsi que cela se passe en France.
— Aux Etats-Unis également.
— O.K. ! Il ne reste qu’à lui demander la liste et l’heure des demandes émanant de cette cabine le… Au fait, quand a été butée la poule ?…
— La quoi ?
— La petite.
— Samedi dernier.
— C’est donc la dernière de la liste ?
— Oui.
— Tiens ! Vous m’accompagnez jusqu’au standard ?
Il hésite.
— Oui.
Il rafle son chapeau au vestiaire où on lui a réservé un petit coin spécial.
— Suivez-moi ! ordonne-t-il.
Mais je ne bouge pas. Je suis contre l’espèce de comptoir de velours du vestiaire et je regarde en direction des cabines. On voit très bien celles-ci. Il faut être plus que téméraire pour attaquer quelqu’un dans de pareilles circonstances.
A vrai dire, la chose me semble pratiquement irréalisable. Une femme ne se laisse pas étrangler sans ruer ou crier, et il est difficile de saisir convenablement ledit quelqu’un dans un endroit aussi exigu.
— A quoi pensez-vous ? me demande mon compagnon.
— Au meurtre, bien sûr ! monsieur heu…
— Stumm !
— Monsieur Stumm. Un drôle de meurtre !…
Nous sortons. On tourne le coin de la rue et, deux blocks plus loin, nous tombons sur un bâtiment où il y a écrit en gros : Central Post Office.
Stumm se repère là en habitué. Des couloirs, des ascenseurs… Nous débouchons dans une salle immense où une tinée de gonzesses jactent devant les tableaux lumineux hérissés de fiches.
Il va droit à l’une d’elles.
Puis il me fait signe.
Je l’écoute bafouiller, ne saisissant pas le centième de ce qu’il bonnit.
Ensuite, il file à un bureau marqué « Private », juste comme dans le filin policier made in Hollywood qu’on projette dans votre quartier. Là, un vieux crabe boit le contenu d’une bouteille thermos en faisant de petits effets de langue.
Les deux zigs parlent un bout de temps, puis le vieux crabe commence à farfouiller dans un immense classeur.
Il en extrait des piles de feuillets couvertes de papier gommé sur lesquelles sont inscrites des abréviations à la machine.
Et je te discute le bout de gras. Et je te pousse des exclamations.
A la fin, Stumm se tourne vers mégnace :
— Il y a eu quatorze appels entre une heure et deux heures, depuis le Cyro’s.
Il paraît tout contrit.
Moi, je mouille, vous pensez…
— Tiens, fais-je, je croyais que vous étiez des phénix, dans la police américaine. En France, le F.B.I. et le reste, on en consomme autant que la pénicilline !
Il est penaud pour toute la police des U.S.A., Stumm. Il en bave des ronds de galure.
Nous sortons.
— Il faudrait donc conclure que ces quatorze appels sont partis de la même cabine ? Hum ! ce serait assez bizarre.
Il ne me répond pas.
Nous marchons en silence. La nuit devient plus fraîche, plus venteuse.
— Il y a peut-être eu erreur quant à l’heure du décès, fait-il enfin. Peut-être la fille n’est-elle morte que juste avant la fermeture ?
— Pendant la ruée du populo sur le vestiaire ?
Evidemment, ça paraît invraisemblable.
Il hausse les épaules.
— C’est bon, fais-je, on se reverra un de ces quatre. Inutile de raconter tout ça à vos supérieurs, vieux, je me charge de l’affaire.
Il a un signe de tête affirmatif.
Je bigle ma montre que j’ai réglée sur l’heure de Chicago, because les fuseaux horaires. Vous avez dû entraver ça à l’école. Non ? C’est vrai que vous n’êtes qu’un beau ramassis de cancres !
Une heure moins des…
J’ai le temps d’aller me jeter quelques centilitres de whisky dans un troquet convenable, en attendant l’heure de mon rendez-vous.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais je reprends espoir. Je me dis que, vue d’ici, la voie lactée est la même à peu de chose près et que mon étoile continue d’y briller.
En tout cas, la matière grise fonctionne toujours au petit poil.
C’est l’essentiel. Non ?